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Les éclaireurs du changement

6 Mai 2015 , Rédigé par Patrick Fischmann Publié dans #Conte

Les éclaireurs du changement

Article paru dans le numéro 114 de la revue Le troisième Millénaire, Hiver 2014

La grande vertu des contes est de franchir naturellement le voile des apparences. Une intuition infuse les grandes images qui ont pétri la pensée humaine, une perception fine qui communie avec l’état vibratoire qui fonde notre réalité et qui sent que pour en « rendre conte », elle doit être suffisamment métaphorique ; afin d’ouvrir sa fenêtre à l’intelligence du monde. Pour que l’homme vibrant et l’Onde se parlent, les étoiles vont briller entre les mots, entre les sons, les images bondir entre les mondes. Car la création, qui est rencontre entre la Source et le cœur de l’homme, effleure l’ineffable. Et si le franchissement du voile des apparences et l’intuition qui fortifient l’imaginaire sont accompagnés d’une émotion portée par la musique et l’amour de la vie, de la nature et du cosmos, la langue devient magique, les conteurs se découvrent et se révèlent bardes, griots et aèdes, ils transpirent, réveillent et passent l’art de se transformer. Parce qu’ils vivent les lois paradoxales de la créativité, ils sont les chantres d’une permanence inouïe et d’une mutation illimitée. Ils s’offrent en bourgeons du grand silence et en éclaireurs du changement, consacrés par le chant irrésistible de l’appel amoureux. Ils entendent l’enfant enfermé dans la caverne secrète¹… lui qui est éveillé dans ceux qui dorment

L’être humain peut se révéler telle une citadelle aux murs hérissés d’habitudes, une forteresse gardée par un escadron de certitudes, d’illusions et d’hypothèses. Dans un mouvement de repli et de crainte, une escouade s’agite aux frontières. Faute de mieux, elle a fait allégeance à un monde de confusions et de cohérences. Et pourtant, elle sait sa princesse dans la tour, qui attend avec ses suivantes et ses pages, le retour du roi. L’être humain est une légende et tous les personnages à la fois. Il évolue sur une trame qui peut paraître dramatique, ou vue comme tragi-comique, car faîte de mille rebondissements, de longs moments à guetter l’aurore dans une attente fatidique. À batailler, contre soi. Quels que soient les signes, il espère tout en se préparant à quelque menaçante invasion. Il se cuirasse, tandis que dans la chambre haute, le cœur de sa maîtresse perçoit la pluie d’or qui traverse l’armure, telle une caresse de l’époux. Sur les créneaux du vieux château, les archers veillent. Ils attendent on ne sait quelle armada. Ils ne voient entrer ni les geais bleus, ni les pinsons et les rossignols du sentiment, qui sont les messagers-éclaireurs du roi. Ils ont aux becs des couleurs, des formes, des sons et des images : les créations. Car l’armée du roi est onde de joie aux mille et mille facettes, long collier monté de larmes admirables serties par l’évolution, fontaine inépuisable pour la soif de l’être. Cette somme d’amour et d’art est aussi légère que l’enfance, rusée comme la folle sagesse. Elle sait qu’elle vient de l’arbre, elle fait parler les lions, les loups, les pierres, les mimosas. Parce que tout est musique, elle est le verbe qui danse.

Ainsi entre le roi. Caché dans la pluie d’or de Mozart, dans les ruisseaux doux et terribles de Beethoven. Il apparait sous l’archet de Rostropovitch, sur les ailes de Jimmy Hendrix, dans les images illuminées par La vie est belle de Frank Capra. Il passe dans les interstices de la citadelle, bouscule l’escadron de certitudes, d’illusions et d’hypothèses, étourdit le repli et la crainte dans les bras de Pina Bausch et de Chagall. Il fait fondre la confusion au seul cri de Janis Joplin, fait sangloter la mort avec Léonard Cohen. Il donne des nouvelles de la terre profonde par Giono et Félix Leclerc. Il tente un entre deux mondes avec Van Gogh, sort de la lyre et de la voix d’Orphée, fait du drame un chant, de la solitude un fruit, du mur une simple peau de pure altérité. Il se fait juste remède pour chaque chose insurmontable, souplesse et réponse appropriée. « Lové » dans un conte, il est une histoire-femme capable d’enfanter. Ainsi le roi prend soin des nouveaux nés : en régénérant notre vision du monde, en bénissant notre sensibilité consentante, en permettant au secret d’apparaître en tant que mystère.

Passant à travers les remparts du mental, doux, drôle, émouvant, parfois acide, avec Grock et Charlot une fulgurante bienveillance traverse le voile. Il suffit que la pensée s’arrête un instant et que la vigilance de l’escadron s’évanouisse, pour que l’âme consacrée d’un artiste s’insinue et soutienne le mouvement numineux de la métamorphose. Nous savons que l’art ne suffit pas à transformer l’homme. Mais il peut faire fondre ce qui s’oppose au changement : s’il relaie l’Onde, s’il illumine l’opportunité offerte au libre arbitre et si, soutenu par un constant désir d’unification, il se consacre à l’épanouissement du royaume autour de la princesse. Sinon, les fruits nés du contact avec la beauté pourrissent, cernés d’atermoiements et de raideurs. Sinon la fulgurante bienveillance tourne en rond, elle n’illumine ni les salles de garde ni les sombres cachots, alors que le corps entier de la légende, et tous ses personnages, attendent le retour du roi. La mission de l’art est d’investir la citadelle. L’émotion doit être accueillie avec fragilité, les voies s’ouvrir une à une jusqu’à la chambre haute. Les remparts ne cèdent pas sous les coups de boutoirs mais par la grâce d’une musique s’ajustant à la fraicheur de l’Onde. Et là, les murailles et les résistances cèdent sous les fontaines de la conscience. Nous avons ouvert les portes du temps, nous sommes sortis d’un long sommeil et nous nous sommes retournés

Ainsi la Source, servie par ses comédiens et ses auteures, ses musiciens et ses poétesses, ses danseurs ; la Source, assistée par ses muses et par ses sculpteurs, éclairée par ses cinéastes, ses peintres et ses conteurs, entre dans la citadelle, au-devant de l’humain. Guidés par le chant irrésistible de l’appel amoureux, les éclaireurs ébouriffés et reconnaissants captent la pluie d’or et s’y infusent, offerts et abandonnés au Chant du Roi.

Patrick Fischmann

¹Rig Véda, V.2.1

²Katha Upanishad, V.8

³Voir les trois contes associés

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